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Place d’enfer où le chrono du fauteuil 80 a cessé de fonctionner

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23 heures, théâtre Balthazar, la pièce s’acheva sous les applaudissements des spectateurs. Dernier acte, tous convergèrent direction le café du théâtre, c’était la coutume d’y rencontrer les artistes et prendre le dernier verre. Les discussions y étaient souvent très animées d’échanges culturels, politiques et même pendant l’entracte, où le directeur avait eu la génialité de placer et déclencher un petit chronomètre bien en évidence sur le comptoir pour activer les retardataires, cela faisait pouffer de rire l’auditoire !

C’est dans un brouhaha que Boucle D’or, jeune ouvreuse, s’époumona à casser ses dernières friandises.

-Demandez mes exquis-mots ! Ah ! Ahhhh … !

Son cri ébranla la salle. Une centaine d’yeux convergèrent sur elle surpris.

-Le, le, fauteuil ! Là ! dit-elle en pointant du doigt.

Un Oh, fit écho à son geste. Alerté, car proche de son fidèle public, le directeur Millor sprinta vers le dernier fauteuil rouge, dernier rang, près des commodités. Un Ah s’étrangla au fond de sa gorge. Mais pour l’heure, une fois, son chrono avait cessé de défiler au spectateur du fauteuil numéro 80.

Les bras levés d’un geste théâtrale, Millor, voix de ténor, clama :

-Que personne ne bouge et ne sorte du théâtre ! Boucle d’or ! Ressaisissez-vous que diable, téléphonez à la police !

Trottinant aux sons des friandises s’entrechoquant dans son panier, un dernier regard au gisant, elle fila passer son appel à l’opératrice de nuit. Le modeste théâtre de quartier allait faire la Une de la gazette locale et pour Millor, l’ingénieux et loufoque directeur, cela allait être le coup de massue. Lui qui s’évertuait à dynamiser son « bébé Balthazar « tout de grenat et or, en y produisant les meilleures pièces comiques

Arriva l’inspecteur de la brigade d’Arras, suivi de ses acolytes Amor, Tudor et Médor.

-Inspecteur Nestor Tator pour vous servir. Vous avez demandé la police, hé bien la voilà !

-Mais…

Balbutia le directeur en l’accompagnant devant le mort.

-Formidiable ! Je suppose que personne n’a rien entendu! Amor, commencez le recueil des informations pendant que j’examine la victime. Les artistes, à part, tu t’en charges, Tudor et Médor les spectateurs. Mr le directeur, aidez-les à trouver un espace pour interroger les personnes.

Millor qui s’exécuta illico presto, pressé de découvrir le coupable car sa réputation était mise au-devant de la scène. Affublé de son feutre maronnasse informe, la démarche nonchalante, le trench tendant sur le beige, le cigare au bec, bloc note entre les mains, Tator marmonna en relevant son chapeau découvrant ses yeux bleus aciers :

-tu es qui ?

Puis écrivit :

Notes :

-mort et bien mort !

-Tête ballant en avant, lèvres pendantes tachées de sang

-coudes abandonnés sur les accoudoirs

-mains boudinées

-pull beige maculé sur l’épaule droite de sang rouge et sur le devant du buste

-grand stylo (plume ?) noir planté dans le cou droit, en profondeur, a probablement transpercé la carotide.

Soudain, il renifla tel un pisteur.

-Du chloroforme ?

Mimant le geste à la parole, il huma le corps de la tête au buste. La scène prêtait à rire, mais lui suivait sa piste. Deux objets attirèrent son regard : une enveloppe clouée à la va vite sur le dos du fauteuil où y était inscrit « Il ne te servira plus celui-là » et un porte-document ouvert, posé près de l’accoudoir laissant entrevoir des annotations transcrites à la plume. Une heure plus tard, les indices en main, il siffla entre ses dents :

-des amateurs, des amateurs ! Le mort a parlé !

Minuit largement sonné, l’ambiance sinistre et morose en ce soir de février soixante-huit, contrastait avec la pièce humoristique qui s’était jouée quelques heures plus tôt. Les épaules voutées, les yeux tombant, les visages livides et interrogateurs, tous attendaient de pouvoir sortir de ce lieu devenu l’Enfer. L’inspecteur fit un premier récapitulatif des indices recueillis avec ses adjoints.

-Les gars, la victime s’appelait Adelin Von Der Broeck ! C’était le journaliste et critique de théâtre belge. C’est surprenant que notre cher directeur ne l’est pas reconnu ? Quarante-cinq ans, célibataire, séducteur de renom, il maniait la critique aussi bien que sa plume acérée. Les notes de ce soir sur la pièce jouée ne laissait aucun doute sur son jugement sarcastique. Puis, j’ai découvert une chose intéressante, à part quelques billets belges, carte d’identité et carte de presse, le clou du clou, une lettre ! D’une certaine Mylène Blandor lui sonnant de s’expliquer sur son comportement : jalousie, colère, vengeance ? Et vous messieurs ?

Amor le premier adjoint lui relata le récapitulatif des interrogatoires. Dans l’ensemble, personne n’avait rien vu ni entendu car le critique s’était placé au fond plus loin pour ne pas se mêler aux autres. Sauf parmi les artistes, une personne semblait mal à l’aise et son emploi du temps n’était pas clair.

-Inspecteur !

Amor fut interrompu par Tudor arrivant tout essoufflé.

-J’ai vérifié les loges des artistes. Une s’est révélée intéressante. Une seringue et un flacon anesthésiant étaient logés derrière une plinthe plus déboitée que les autres.

-Bravo Tudor, l’étau se resserre. Convoquez-moi les dix personnes sur la liste que je vais vous donner et rassemblez-les au café du théâtre, le directeur également. Pourquoi dix ? Afin de ne pas réveiller les soupçons du tueur.

Puis, devant son auditoire Nestor Tator récapitula :

-Voici comment le crime fut commis. Deux personnes y ont participé. Une, munie d’une seringue arriva des loges par derrière, avec rapidité lui plaqua une main sur la bouche, pas le temps de crier qu’un anesthésiant se répandait dans son corps. L’effet fut donc rapide. L’autre, une minute après, venant des toilettes attendant son tour, le harponna avec le stylo plume meurtrier qu’il avait encore en main et regagna sa place comme une ombre. Il fallait une poigne de fer et une grande détermination, Melle Mylène Blandor pour assassiner votre ancien amant. L’écriture sur l’enveloppe clouée au fauteuil vous a trahie. Vous ne saviez pas évidemment que Von Der Broeck avait gardé sur lui votre lettre ! Vengeance ? Vous l’expliquerez au poste !

Quant à vous, Mme Clémentine Lefor, comédienne, vous aviez peu de temps libre entre deux scènes ce soir, soit quelques minutes avant la fin, pour prendre l’anesthésiant dans votre loge, vous glisser derrière la victime dans le noir, afin de la neutraliser. Vous saviez qu’aucun spectateur était à proximité. D’après mes sources, le feu journaliste ne vous faisait pas de cadeau et jugeait votre prestation de piètre talent. Vous étiez infirmière avant n’est-ce pas ? Je me souviens avoir lu cela dans une revue. Embarquez-la aussi, on en saura plus au poste sur leur mis en scène macabre !

Le rideau se ferma sur les deux assassins arrêtés.

_______Fin_______

 

 

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