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Le destin de l’inconnue au paquet de bonbons

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Ses yeux étaient, entre ombre et lumière, d’un bleu sombre profond, si profonds qu’ils vous magnétisaient et vous entrainaient dans les abysses de son âme. Son regard…La première fois, son regard m’a surprise. Pourquoi, elle ?

Elle, elle venait en face, avançait à petit pas à la manière de ces japonaises serrées dans leur kimono. Je ralentis, hypnotisée. Mes yeux faisaient un focus sur sa personne : cette inconnue.  Elle ralentit. S’arrêta à ma hauteur pour reboutonner de sa main droite, son imper au ton incertain de beige. Elle flottait dedans. Il faisait frais en ce fin d’après-midi d’Halloween. Mais la chaleur de son sourire illuminait son visage emprunt des marques du temps. Soudain, une chose glissa de son autre main. J’étais prête à l’aider. Mais d’une force vive, malgré son âge, elle rattrapa le précieux objet coloré.

Un gros paquet de bonbons multicolores. Elle l’étreignit contre sa poitrine dans un soupir de soulagement. Soudain, elle s’aperçut de ma présence. Sa voix rauque me souffla :

-C’est pour les enfants…

-Oh oui ! Halloween !

Puis, elle reprit son chemin, décidée et pressée. C’est à ce moment-là que j’ai vraiment regretté de ne pas avoir eu sur moi mon Nikon Pro. Promptement, je fis volteface mais elle s’était évaporée et avec elle cette odeur de vêtements humides et de renfermé. Je courus jusqu’à l’angle de la rue 14ème régiment d’infanterie. Personne. Disparue. Une idée me vint.

Retournant sur mes pas, je me dirigeais vers la supérette la plus proche. En supposant qu’elle était venue acheter son paquet de friandises ici, peut-être qu’un employé la reconnaitrait ? La chaleur de la boutique, par son abondance de clients me saisit. En jouant des coudes j’atteignis une caisse, levant le doigt et mon plus beau sourire pour capter l’attention du caissier, je lançais :

-Excusez-moi ! Avez-vous vu, il y a quelques minutes, une petite dame d’un certain âge vêtue d’un imper beige et acheter un paquet de bonbons, à tout hasard ?

J’avais formulé prudemment ma demande. Il me répondit du tac au tac :

-Vous croyez que j’ai que ça à faire !

Je me ramassais comme un escargot dans sa coquille mais déterminée, d’une petite voix j’insistais :

-Elle a laissé tomber quelque chose et je n’ai pas pu la rattraper pour le lui rendre…

J’attendais sa réponse, croisant mes doigts dans le dos. Il soupira. Réfléchit un temps. Pas trop. Ça grognait derrière moi !

-Bon, l’imper beige, ça me dit quelque chose… il lui manquait à la petite dame cinquante centimes pour l’achat. Elle était déçue et moi embêté. C’est là qu’une cliente lui a donné le reste. On en a discuté après son départ car elle était toute joyeuse. La cliente m’a dit qu’elle la voyait du côté du square Niel. Toujours seule. Voilà.

-Merci Monsieur, vous m’avez donné de précieux renseignements.

A mon retour, le feutre de l’obscurité me fit remettre ma recherche au lendemain. Car voyez-vous, je m’appelle Alice, Alice Têtue et je porte bien mon nom ! Photographe professionnelle indépendante, je traque, saisis les situations insolites, la nature et l’humain dans tous ses états d’âme. Et là, vous pouvez me croire, quelques heures plus tard, ma nuit fut agitée. Cette rencontre fortuite avec ce regard, avala une partie de mon sommeil. C’était comme si je sentais cette impression de déjà vue.

La lumière vive du matin me réveilla. – Oh ! 9 heures, déjà ! J’enfilais mon baggy, sweat et baskets, avalait un expresso express, courus dans le hall prendre mon bombers vert et surtout mon appareil photo. A deux kilomètres de là, au pas de course, j’arrivais en vue du Square Niel. Il était grand, vallonné, parsemé de bancs multicolores, un espace de jeux enfants au centre et une multitude de taillis, haies et arbres aux feuilles de douceur d’automne caressaient mes yeux. Je le découvris et me rendit compte très vite que j’allais chercher une aiguille dans une botte de foin pour tomber sur elle. Qu’importe, j’étais déterminée à croiser de nouveau son regard.

Furetant et slalomant entre les allées, de petites silhouettes couraient mollement autour d’un ballon. Dans l’instant même, près du jeu de l’araignée, une forme beige tenta de soulever un petit garçon et le posa sur l’élastique. D’un, oh de bonheur, le Nikon me glissa de l’épaule et atterrit dans ma main. Me planquant derrière un massif d’Osmanthe, j’ajustais le focus, puis… une belle déception me désappointa. Ce n’était pas elle ! Zut ! Planait sur mes espérances l’ombre du doute. Mais pas longtemps car ce que je vis me redonna espoir.

D’un pas rapide, je rattrapais le gardien du square :

-Excusez-moi…je suis à la recherche d’une petite dame âgée, au regard très bleu et vêtue d’un imper beige. Est-ce que ça vous parle ? Je croisais une seconde fois mes doigts dans le dos…

-Ah oui ! L’excentrique aux bonbons et qui parle aux arbres ! Elle traine toujours du côté de la cabane jardinière, dans le fond du parc à gauche. Le coin est sombre.

-Merci bien !

J’étais abasourdi par ses propos et n’avais qu’une hâte, tracer vers la cabane comme un aimant. Là, j’ajustais mon approche en jouant à cache-cache avec la végétation. Et par chance, les feuilles tombées feutraient mon avancée. Sur le banc, un imper beige assis de biais semblait jouer. Pas de doute, à travers mon zoom, je revis ce visage qui me hantait depuis la veille. Les clichés se succédaient. Une chose insolite m’interpella.

Elle avait placé des bonbons de papillotes dorées sur deux rangées et en face, d’autres en papillotes noires.  Un jeu de dame éphémère. Ses lèvres bougeaient et son index emmailloté dans une demi-mitaine se posa sur elles. Mon appareil mitraillait à toute berzingue ne loupant aucunes de ses mimiques un peu comiques. Mais voilà… Tout à coup, elle dévia son regard dans ma direction. J’étais pourtant bien planquée. Est-ce le bruit de mon appareil ?

Promptement, elle fila en arrière à travers les bosquets comme une sauvageonne. M’élançant à sa poursuite, j’eus beau chercher dans tous les coins, elle s’était de nouveau évaporée ! Ah zut ! Pas de chance ! m’écriais-je en tapant du pied. Mais elle était dans ma « boîte ».

Dans mon appartement, je m’empressais d’insérer la carte SD dans l’ordi. Une tasse de chai impérial fumante dans la main gauche et de l’autre la souris, je zoomais à fond sur le visage de la dame aux bonbons.

Là, une décharge serpenta en ondes insidieuses le long de mes bras. Bouche bée, je réalisais qu’à travers ce regard se projetait celui de ma grand-mère. Disparue, arrachée à sa famille sans laisser de traces, il y a plus de vingt ans. Non ! Pas elle… Pourtant cette expression magnétique, cette profondeur que je perçus lors de notre rencontre, elle aurait trop changé ?

Toute la nuit, ça me tarauda. Il fallait à tout prix que je puisse lui parler. Et bizarrement, cette nuit-là fut un déluge de pluies et d’orage. Le tonnerre s’en donna à cœur joie, tourmenta la ville et moi avec. Et, au matin, lorsque je me décidais à sortir à la recherche de cette femme, en passant devant le kiosque, une photo attira mon regard. En grand titre sur le journal local était écrit « La foudre a encore frappé et tué ! Un platane du square Niel s’est cassé en deux et a atterri sur une sans domicile fixe allongée près une cabane. On a retrouvé dans ses poches des papillotes de bonbons dorées et noires. » Le portrait de mon inconnue s’affichait indécemment. C’est comme ça que je l’ai appris en lisant le journal. Elle s’appelait Louise Bourgeois.

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