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LA MUSE DE PARIS

Temps de lecture : 4 minutes

—Pourquoi ! Pourquoi Lily m’as-tu abandonné !

Tête baissée, épaules voutées, son feutre noir masque ses larmes et sanglots se mêlant à la pluie. Octave dérape sur les pavés glissants. Brisé, Il n’évite même plus les calèches et les huées des cochers. Tel un automate, ses pas le ramènent vers sa chambre mansardée de St Germain des Prés. Sa besace grise qu’il abandonne sur la table face à l’unique fenêtre de la pièce se dépeint d’encre. A l’intérieur, les stigmates de la pluie ont fait leurs ravages sur ses écrits. L’odeur de papier mouillé se mélange à sa souffrance. Il saisit le verre d’absinthe posé sur son écritoire, une longue nuit commence. 

Quelques jours plus tôt, Octave, écrivain à la jeune trentaine, réchauffe son visage des premiers rayons de soleil levant. Devant sa table d’écriture, il réfléchit. De sa plume tombe une goutte d’encre sur les prémisses de son nouveau vaudeville. Ses idées cabriolent, pirouettent et papillonnent, il hésite sur les mots, s’est levé trop tôt et l’appel de la rue aux odeurs de tilleul le déconcentre. L’inspiration ne vient pas. C’est pour lui un signe qu’elle viendra ailleurs. Et cet ailleurs est l’atelier d’Auguste, son ami sculpteur. Là-bas, la luminosité traverse les grandes baies de son local, elle sublime tour à tour les modèles sous de belles formes élégantes, généreuses, tout l’inspire. Tel un gamin, Octave admire les mains magiques du sculpteur. Elles taillent, pétrissent les matières aux odeurs de plâtre humide, de bois brut, de bronze, de pierre où les silhouettes sont en constantes métamorphoses. Les belles le sont également.

Besace posée sur l’épaule de sa redingote, crayon graphite et papiers à l’intérieur, il dévale les marches emportant avec lui les mélodies du violoncelliste du premier étage.  En observateur minutieux, et évitant l’aspiration de la foule vers le ventre de Paris, il coure sur les pavés en notant sur son carnet ses idées insufflées de la rue où un pêle-mêle d’odeurs de café, de salé et autres compositions incertaines aiguise son imagination. Soudain main en suspens, alerté comme un sixième sens, il lève la tête et de loin, surgit le haut de forme de Levy son éditeur. En hâte, il se planque à l’ombre d’un porche sous les regards abasourdis des passants. L’autre visait l’atelier d’Auguste dont il ressortit contrarié au bout de quelques minutes, en direction des grands boulevards.

Lâchant un « ouf » de soulagement lorsqu’il pénètre chez son ami, les fragrances d’odeur de sueur, de tabac et de matières organiques, apaisent son stress. Auguste, barbe bien fournie et calvitie naissante d’un salut lui lâche :

-Ton Lévy est passé et m’a chargé de te dire qu’il reste plus qu’un  jour pour lui rendre ta pièce, sinon plus de commandes.

Octave soupire. Auguste veut lui changer les idées.

-Viens, je vais te présenter mon nouveau modèle, ma muse : Lily !

– Bonjour Octave ! dit-elle dans un subtil accent étranger en levant la main d’un clin d’œil pétillant et de l’autre tenant son drapé.

Ebahi devant tant de grâce à l’image douce et sainte d’un tableau de Murillo, Il bafouille un « bonjour »  sous les yeux rieurs de la jeune fille. Tout chamboulé, il part se réfugier au dos d’une statue de nymphe, il saisit promptement son bloc et les mots inspirés par cette beauté providentielle glissent, ondulent et esquissent le futur personnage de sa pièce. Les heures ont passé. La voix douce de Lily chuchotant à son oreille le fait sursauter.

-Viens à la maison et face aux toits du Sacré-Cœur, tu me raconteras ton histoire, susurre-t-elle.

Plus à l’aise en écrit qu’en paroles, Octave la suit sous le regard réjoui d’Auguste. Là-bas, face à l’imposant dôme, à la lueur des bougies rougeoyantes réchauffant la pièce, le regard de Lily constellé d’étoiles, enflamme le cœur d’Octave. Leurs mains se frôlent. Des frissons parcourent leur chair. Les doigts du jeune homme effleurent son visage, effleurent le rose de ses lèvres pulpeuses. La chaleur de leur corps s’embrase. Lily dans un baiser appuyé aux odeurs vanillées, l’étreint d’un désir enflammé. Tout chamboulé le jeune homme s’enfuit. C’est trop d’émotion d’un coup. Mais le lendemain, l’ardent désir le reprend. Elle devient sa lumière, sa muse. Des jours durant, ils assouvissent leur sensualité sans limites, sans contraintes. A l’aube naissant, sous le carillon du clocher voisin,  encore tout chaud de la douce chaleur de l’édredon, Octave, à regret, se dérobe à sa belle d’un baiser fougueux et file finir sa pièce.

Au pied de son immeuble, un chapeau haut de forme désagréablement connu l’attend. Le visage crispé de Levy enrage. Pas d’échappatoire possible. L’échange est houleux et l’ultimatum est dit :

—Tu as deux jours pas plus ! hurle l’éditeur le doigt levé.

—J’y serais ! Vous me faites perdre du temps et l’inspiration ! Fulmine l’écrivain pour qui cette apparition lui fait l’effet d’une douche froide.

Puis, il monte s’isoler dans sa mansarde. Des heures durant, sous les ratures et les annotations de scènes hilarantes, les doigts d’Octave se relâchent doucement. Ses paupières sont lourdes et sa tête se pose délicatement sur ses écrits. Morphée l’emporte vers le visage de sa douce.

Le jour suivant, il est tout exalté à l’idée de retrouver sa muse dans l’atelier d’Auguste. Etrange. A son entrée l’obscurité imprègne le local. Le sculpteur est seul, assis et prostré. Seule une larme en équilibre sur sa joue le distingue de ses statues. Dans un murmure il lui annonce que Lily a succombé sous les roues d’une calèche en furie. Le cri douloureux d’Octave résonne parmi les bustes. Il est anéanti.

Sa nuit, une des plus longues de sa vie, les verres d’absinthe se succèdent, ses écrits sont déchirés de rage . Mêlés à ses larmes, son vaudeville composé quelques semaines plus tôt se transforme en pièce dramatique. Il pleure sa muse en écrivant jusqu’à épuisement.

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